CHAPITRE 4
L’aube se levait sur le Lac du Silence et sur l’Ile sacrée, et une longue procession de femmes en robes et capes noires, le capuchon rabattu sur le visage et la faucille suspendue à la ceinture, cheminaient le long du rivage, sortant du temple en forme de ruche pour rentrer dans leurs maisonnettes.
La prêtresse Liriel, connue dans le monde sous le nom de Carlina, fille du Roi Ardrin, marchait en silence au milieu des autres, l’esprit encore plein de la prière du matin.
« Ta nuit, Mère Avarra, fait place à l’aube et à l’éclat du jour. Mais, ô Mère, toutes choses doivent un jour retourner à tes ténèbres. Tandis que nous accomplissons tes œuvres de compassion dans la lumière, ne nous permets pas d’oublier que toute lumière doit disparaître, et qu’à la fin seules les ténèbres demeureront…»
Mais, quand elles entrèrent dans la grande bâtisse à colombages qui était la salle à manger des prêtresses, l’esprit de Carlina se tourna vers d’autres pensées, car c’était son tour d’aider au service. Elle suspendit sa lourde cape à un crochet dans le couloir, et se rendit dans l’immense cuisine sombre, où elle s’enveloppa d’un grand tablier blanc qui recouvrit sa jupe et sa tunique, et noua une serviette blanche sur sa tête, avant de distribuer à la louche le porridge qui avait mijoté toute la nuit dans la cheminée. Quand elle eut réparti le tout dans des bols de bois, elle coupa les pains en tranches épaisses qu’elle disposa sur des plateaux, remplit de miel et de beurre de petites terrines qu’elle plaça à intervalles réguliers sur la longue table du petit déjeuner, et, à mesure que les bancs se remplissaient de formes noires, elle circula parmi eux, avec des pichets de tisane d’écorce chaude et de lait froid. Il était permis de parler au petit déjeuner, mais les autres repas se prenaient dans le silence de la méditation. Bavardages bruyants et rires joyeux emplissaient la salle, coupure bienvenue après l’austérité imposée le reste du temps aux prêtresses. Elles pouffaient et jacassaient comme des gamines. Carlina, ayant enfin terminé son service, alla s’asseoir à sa place accoutumée.
— … mais il y a maintenant un nouveau roi au Marenji, dit une sœur sur sa gauche, s’adressant à une autre. Et non seulement ils doivent payer le tribut au nouveau roi, mais on a mobilisé tous les hommes valides dans l’armée du Seigneur général pour faire la guerre aux Hastur. Le Roi Alaric n’est qu’un enfant, paraît-il, mais le commandant de ses armées était autrefois un bandit célèbre surnommé le Loup des Kilghard. Il est maintenant le Seigneur général. Il paraît que c’est une terreur, qu’il a conquis Hammerfell et Sain Scarp, et la femme qui apporte le cuir pour ressemeler les souliers m’a dit que Serrais aussi est tombé devant lui. Et maintenant qu’il marche sur les plaines de Valeron, il va soulever les Cent Royaumes contre les Hastur…
— Cela me semble impie, dit Mère Luciella qui était – disait-on – assez vieille pour se souvenir du règne des antiques rois Hastur. Qui est ce Seigneur général ? Il n’est pas du tout apparenté aux Hastur ?
— Non. Il paraît qu’il a juré d’arracher le royaume des mains des Hastur, dit la première, et aussi les Cent Royaumes. C’est le demi-frère du roi, et c’est lui qui gouverne, même s’il n’est pas assis sur le trône ! Sœur Liriel, demanda la prêtresse, ne venez-vous pas de la cour d’Asturias ? Savez-vous qui est cet homme, qu’on appelle le Loup des Kilghard ?
Carlina, prise au dépourvu, fut surprise de s’entendre répondre « oui », puis se ressaisit et répondit sévèrement :
— Vous êtes trop avisée pour cela, Sœur Anya. Qui que j’aie été auparavant, je ne suis plus que Sœur Liriel, prêtresse de la Sombre Mère.
— Ne vous fâchez pas, dit Anya, boudeuse. Je croyais que des nouvelles de votre patrie vous intéresseraient, et que peut-être vous connaissiez ce général !
Ce doit être Bard, pensa Carlina. Ce ne peut être personne d’autre. Tout haut, elle rétorqua, véhémente :
— Maintenant, je n’ai plus d’autre patrie que l’île sacrée.
Et elle plongea violemment sa cuillère dans son porridge.
… Non. Maintenant, elle ne s’intéressait plus à ce qui se passait au-delà du Lac du Silence. Elle n’était plus qu’une prêtresse d’Avarra, et satisfaite de le rester jusqu’à la fin de sa vie.
— Vous pouvez toujours parler, dit Sœur Anya, mais quand ces hommes armés sont venus il y a six mois, c’est vous qu’ils ont demandée, et par votre ancien nom. Croyez-vous que Mère Ellinen ne savait pas qu’autrefois vous vous appeliez Carlina ?
Le son de ce nom irrita ses nerfs déjà à vif. Carlina – Sœur Liriel se leva avec colère.
— Vous savez très bien qu’il est interdit de prononcer le nom profane de quiconque a cherché refuge ici et été acceptée sous le manteau protecteur de la Mère ! Vous avez violé une règle du temple. Et en ma qualité d’aînée, je vous commande de faire pénitence !
Anya la regarda, les yeux arrondis d’étonnement. Devant la colère de Carlina, elle baissa la tête, puis quitta son siège et s’agenouilla sur les dalles.
— Je vous demande humblement pardon devant toutes nos sœurs assemblées, ma sœur. Et je me condamne à arracher les herbes entre les pierres de l’allée pendant une demi-journée, avec seulement du pain et de l’eau au repas de midi. Cela suffira-t-il ?
Carlina s’agenouilla près d’elle et dit :
— C’est trop. Mange normalement, petite sœur, et je viendrai t’aider dès que j’aurai terminé mes devoirs à la Maison des Malades, car je suis coupable moi-même de m’être mise en colère. Mais, au nom de la Déesse, chère sœur, je t’en supplie, que le passé reste enfoui sous son manteau, et ne prononce plus jamais ce nom.
— Qu’il en soit ainsi, dit Anya.
Puis elle se leva, prit son bol à porridge et sa tasse et les emporta à la cuisine.
Carlina la suivit avec son bol et sa tasse, s’efforçant d’effacer le pli qui s’était creusé sur son front entre ses deux yeux. Le son de ce nom qu’elle croyait avoir abandonné – pour toujours, espérait-elle – l’avait troublée plus qu’elle ne l’aurait voulu, et avait réveillé en elle des émotions qu’elle croyait mortes. Ici, elle avait trouvé la paix, l’amitié, et des activités utiles. Ici, elle était heureuse. Elle ne s’était pas vraiment troublée ni effrayée quand Bard était venu avec ses soldats ; elle s’était remise entre les mains d’Avarra, et ne doutait pas que cette protection ne perdurât. Ses sœurs la défendraient, et aussi les sorts jetés sur les eaux du lac.
Non, elle n’avait pas eu peur. Bard pouvait conquérir l’Asturias tout entière et tous les Cent Royaumes, peu lui importait, il ne comptait plus pour elle qui avait perdu tous les sentiments qu’elle avait pu autrefois entretenir à son égard. Elle était très jeune, alors ; maintenant, elle était femme, prêtresse d’Avarra, et se trouvait en sécurité entre les murs où elle avait choisi de passer sa vie.
Sœur Anya avait commencé à nettoyer les dalles de l’allée, dur travail qu’il fallait bien accomplir, mais qui ne pouvait être imposé à aucune des sœurs : il fallait attendre que l’une ou l’autre se l’impose comme pénitence pour avoir enfreint une règle ou commis quelque petite faute, réelle ou imaginaire. Ou, à l’occasion, pour dissiper un surplus d’énergie. Carlina savait que cela lui ferait du bien d’arracher les herbes et les épines qui délogeaient les pierres ; pendant qu’elle peinerait à déplacer les pierres et déraciner les mauvaises herbes, elle oublierait son angoisse. Mais elle n’était pas encore libre pour cette activité apaisante ; c’était son tour de soigner les malades. Elle ôta son tablier et la serviette couvrant ses cheveux, laissa la vaisselle à laver à une jeune novice, et se rendit auprès des malades.
Depuis son arrivée à l’île du Silence, elle avait appris à soigner, et comptait maintenant parmi les prêtresses-guérisseuses de second rang les plus compétentes. Un jour, elle figurerait parmi les meilleures, celles à qui l’on confiait la formation des autres. Actuellement, seul son jeune âge l’empêchait d’en faire partie. En le sachant, elle ne faisait pas montre de vanité, mais d’une conscience réaliste des talents qu’elle avait développés ici, talents dont elle n’avait aucune idée en Asturias, car personne à la cour ne s’était jamais soucié de les détecter ou de les former.
Elle se livra d’abord à ses routines quotidiennes. Une novice s’était brûlé la main à la marmite de porridge. Carlina lui fit un pansement avec de l’huile et de la gaze, et l’exhorta sévèrement à faire attention quand elle maniait des objets brûlants.
— La méditation, c’est très bien, dit-elle avec sévérité, mais quand vous maniez des marmites sortant du feu, ce n’est pas le moment de prier ou de vous abîmer dans la contemplation. Votre corps appartient à la Déesse, et c’est pour elle que vous devez veiller à sa sécurité. Vous comprenez, Lori ?
Elle fit du thé pour une vieille Mère qui avait des migraines et une novice qui souffrait de crampes, puis rendit visite à une très vieille prêtresse qui glissait inconsciemment vers une mort indolore – elle ne pouvait pas faire grand-chose pour elle, sinon lui caresser la main, car la vieille femme ne la voyait et ne la reconnaissait plus –, et donna un liniment à une prêtresse qui s’était fait marcher sur le pied par une bête laitière.
— Frictionnez-vous le pied avec ça ; et, à l’avenir, n’oubliez pas que la bête n’a pas assez d’esprit pour éviter de vous marcher dessus. Par conséquent, c’est vous qui devez avoir le bon sens de ne pas vous mettre sur sa route. Et n’allez pas à la laiterie pendant un jour ou deux. Mère Allida mourra sans doute aujourd’hui ; vous pouvez vous asseoir près d’elle, et lui parler en lui tenant la main si elle s’agite. Elle recouvrera peut-être sa lucidité à l’approche de la fin ; en ce cas, faites prévenir immédiatement Mère Ellinen.
Puis elle se rendit à la Maison des Étrangères, où, deux fois par décade, elle examinait les femmes venant implorer l’aide d’Avarra, généralement quand les guérisseuses du village ne les avait pas soulagées.
Trois femmes attendaient en silence sur un banc. Elle fit signe à la première de la suivre dans une petite pièce.
— Au nom de la Mère Avarra, en quoi puis-je vous aider, ma sœur ?
— Au nom de la Mère Avarra, dit la femme – petite, jolie mais déjà fanée –, je suis mariée depuis sept ans et je n’ai jamais conçu. Mon mari m’aime et aurait accepté cela comme sa volonté des dieux, mais ses parents – nous vivons sur leurs terres – ont menacé de le faire divorcer pour qu’il prenne une femme féconde. Je… je…, balbutia-t-elle, j’ai proposé d’élever et d’adopter tout enfant qu’il aurait d’une autre femme, mais sa famille veut pour lui une femme qui lui donnera une famille nombreuse. Et je… je l’aime, dit-elle.
Elle se tut.
— Voulez-vous vraiment avoir des enfants ? demanda doucement Carlina. Ou pensez-vous que des enfants sont un devoir envers votre mari et un moyen de conserver son amour et son affection ?
— Les deux, dit la femme, s’essuyant furtivement les yeux d’un pan de son voile.
Carlina, le laran en éveil pour percevoir les véritables sentiments de 1a femme, sentit sa sincérité lorsqu’elle ajouta en pleurant :
— Je lui ai dit que je voulais bien élever des fils d’une autre femme. Nous avons le bébé de sa sœur en tutelle, et j’ai découvert que j’aime les petits… Je vois d’autres femmes avec leurs nourrissons au sein, et j’ai envie d’en avoir un à moi, oh, tellement envie. Vous, qui êtes vouées à la chasteté, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de voir des femmes avec leurs bébés, en sachant qu’on n’en aura jamais – j’ai mon petit pupille à aimer mais je voudrais en porter un à moi et je voudrais aussi garder Mikhail…
Carlina réfléchit un moment puis dit :
— Je vais voir ce que je peux faire.
Elle fit allonger la femme sur une longue table. La femme la regarda, l’air craintif, et Carlina, toujours en rapport avec elle, réalisa que les sages-femmes lui avaient déjà fait subir bien des traitements pénibles.
— Je ne vous ferai pas mal, dit Carlina, je ne vous toucherai même pas, mais il faut être très calme et détendue, sinon je ne pourrai rien faire.
Prenant la pierre-étoile suspendue à son cou, elle laissa sa conscience plonger profondément dans le corps de la femme, découvrant au bout d’un moment un blocage qui empêchait la conception ; puis, descendant encore plus profond, dans les nerfs et les muscles, elle annihila l’obstruction, cellule par cellule.
Enfin, elle fit signe à la femme de s’asseoir.
— Je ne peux rien promettre, dit-elle, mais il n’y a plus aucune raison que vous ne conceviez pas. Vous dites que votre mari a engendré des enfants avec d’autres femmes ? Alors, d’ici un an, vous devriez avoir un enfant à vous.
La femme se confondit en remerciements, mais Carlina l’arrêta.
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mais la Mère Avarra, dit-elle. Et quand vous serez vieille, ne prononcez jamais des paroles cruelles envers une femme stérile, et ne lui reprochez jamais sa stérilité. Souvent, elle n’en est pas responsable.
Regardant la femme s’en aller, elle fut contente d’avoir découvert un blocage physique. Quand elle n’en trouvait pas, elle devait supposer soit que la femme ne désirait pas vraiment un enfant, et qu’avec un laran dont elle ignorait l’existence, elle bloquait inconsciemment la conception, soit que le mari était stérile. Peu de femmes – et encore moins d’hommes – arrivaient à croire qu’un homme pût être stérile. Quelques générations plus tôt, quand le mariage de groupe se pratiquait encore et que les femmes portaient tout naturellement des enfants d’hommes différents, il s’agissait simplement d’encourager une femme réservée ou timide à avoir des rapports avec deux ou trois hommes autres que son mari, peut-être à l’occasion d’une fête du solstice, pour que la femme puisse croire sincèrement que l’enfant avait été engendré par celui qu’elle avait choisi. Mais maintenant que l’héritage reposait entièrement sur la paternité effective, elle n’avait que la ressource de conseiller à une femme d’accepter sa stérilité ou de prendre un amant en risquant la colère de son mari. L’ancienne coutume était plus sensée, pensa-t-elle.
La seconde patiente, elle aussi, venait pour un problème de fertilité, ce qui ne surprit pas Carlina, car c’était généralement pour ce genre de problèmes que les femmes venaient implorer la Déesse.
— Nous avons trois filles, mais tous nos fils sont morts sauf le dernier, dit la femme. Mon mari est furieux contre moi parce que je n’ai pas été enceinte depuis cinq ans, et il me traite d’inutile…
Toujours la même histoire, se dit Carlina.
— Dites-moi, désirez-vous vraiment un autre enfant ? demanda-t-elle.
— Si mon mari était satisfait de ceux qu’il a, je le serais aussi, dit la femme d’une voix tremblante, car j’ai mis au monde huit enfants, dont quatre encore vivants, notre fils est sain et vigoureux à six ans, et notre fille aînée est en âge de se marier. Mais je ne peux supporter sa colère…
— Il faut lui dire que c’est la volonté d’Avarra, dit Carlina d’un ton sévère. Et qu’il doit la remercier de vous avoir laissé un fils. Il doit se réjouir des enfants qu’il a, car ce n’est pas vous qui lui en refusez d’autres, mais la Déesse elle-même, qui trouve que vous avez rempli votre devoir en lui donnant autant de descendants.
La femme ne put dissimuler son soulagement.
— Mais il sera très en colère, et il me battra peut-être…
— S’il vous bat, dit Carlina, incapable de réprimer un sourire, je vous conseille, au nom d’Avarra, de prendre une bûche et de lui en donner un bon coup sur la tête ; et, pendant que vous y serez, donnez-lui-en un de ma part, également.
Elle ajouta, plus sérieusement :
— Et rappelez-lui aussi que les dieux punissent l’impiété. Il doit accepter les bénédictions qui lui ont été accordées, et ne pas se rendre coupable d’avidité en en demandant davantage.
La femme la remercia, et Carlina pensa avec effroi : Miséricordieuse Avarra ! Huit enfants, et elle accepterait d’en avoir d’autres ?
La dernière avait une cinquantaine d’années, et, quand elle se retrouva dans la petite pièce avec Carlina, elle lui dit qu’elle avait recommencé à saigner alors que ses règles avaient cessé depuis des années. Elle était maigre, avec un visage creux et cireux, et Carlina l’examina physiquement, puis avec l’aide de sa pierre-étoile.
— Je n’ai pas le talent qu’il faut pour traiter cela moi-même, dit-elle enfin ; il faudra revenir dans une décade pour consulter une des Mères. En attendant, buvez des infusions de cette tisane, ajouta-t-elle, lui tendant un petit paquet. Cela soulagera la douleur et calmera les saignements. Tâchez de bien manger et de grossir un peu pour avoir la force de supporter le traitement qu’elle pourra vous imposer.
La femme s’en alla, serrant sa tisane dans ses mains, et Carlina soupira à la pensée de ce qui l’attendait sans doute. La castration la sauverait peut-être ; mais seules les guérisseuses les plus expérimentées pouvaient décider si cela en valait la peine ou si cela ne ferait que prolonger ses souffrances. Dans ce dernier cas, la Grande Prêtresse lui prescrirait une autre tisane, mais contenant celle-là un poison lent qui l’amènerait à la mort avant que ses souffrances ne lui enlèvent toute humanité et toute dignité. Cette sentence lui faisait horreur, mais la miséricorde d’Avarra s’étendait aussi à l’allégement des douleurs de celles dont la mort était de toute façon inévitable.
Tout l’après-midi, peinant auprès d’Anya pour arracher les herbes et les épines qui soulevaient les pierres de l’allée du temple, elle pensa aux deux femmes qu’elle avait renvoyées satisfaites, et à celle pour qui elle n’avait rien pu faire. Peu avant le service du soir, Mère Ellinen l’envoya chercher.
— Mère Amalie a eu une vision, dit-elle à Carlina, selon laquelle il faudra renforcer nos protections. Nous serons de nouveau envahies. Et c’est pour vous qu’ils reviendront.
Elle tapota la main de Carlina.
— Ce n’est pas votre faute, Sœur Liriel. C’est la volonté des dieux que le mal rôde dans le monde, mais la Mère nous protégera.
Je l’espère, pensa Carlina, tremblante. Je l’espère bien.
Mais il lui semblait, de très loin, entendre la voix de Bard prononcer son nom et la menace qu’il lui avait faite.
Partout où tu iras, partout où tu chercheras à te cacher, Carlina, je te retrouverai et je t’aurai de gré ou de force !
— Carlina, répéta Bard. Ma femme. Je ne peux aborder à l’île du Silence. Mais toi, tu le peux, car tu es insensible aux illusions, à moins que tu ne les reçoives d’un autre esprit, et il y en a peu que tu arrives à lire. Tu pourras te rendre dans l’île du Silence et me ramener Carlina. Mais attention, le prévint-il. Je sais que nous désirons les mêmes femmes, et je t’ai donné Melisendra. Mais je jure que je te tuerai si tu touches seulement un cheveu de Carlina. Elle est mienne et, où qu’elle se cache, je l’aurai !
Maintenant, Paul observait les eaux tranquilles du Lac du Silence. Caché dans les roseaux, il avait étudié la barque attachée à un câble va-et-vient par lequel on pouvait la haler d’une rive à l’autre, bien qu’il fallût ramer vigoureusement quand elle était chargée. Il aurait pu tuer la vieille passeuse, mais il avait noté que deux femmes venaient, matin et soir, lui apporter à manger et à boire. Elles ne manqueraient pas de remarquer son absence. Après avoir mûrement réfléchi, et pendant qu’elle ramenait les deux prêtresses dans l’île, il versa dans son vin une drogue puissante, incolore et insipide. Elle en serait tellement ivre qu’elle ne réaliserait pas ce qui se passait et, si les prêtresses la trouvaient dans cet état, elle pourrait seulement leur dire qu’elle avait bu sa ration de vin habituelle et que, pour une raison quelconque, cela l’avait rendue malade. Le temps qu’on soupçonne qu’elle avait été droguée, il serait trop tard. Tandis que si on la trouvait morte, ou même liée et bâillonnée, on saurait immédiatement qu’il y avait un intrus dans l’île.
Il attendit donc qu’elle revienne après avoir raccompagné les prêtresses. Elle s’assit devant sa petite hutte pour prendre son repas. Elle mangea avec appétit le pain et les fruits qu’on lui avait apportés, faisant descendre le tout avec de grandes rasades de vin, et comme il l’avait prévu, elle ressentit bientôt les effets de la drogue et rentra en chancelant s’allonger sur son lit. Peu après, elle se mit à ronfler, terrassée par l’ivresse. Paul hocha la tête, approbateur. Même si les prêtresses sentaient, psychiquement, qu’elle était soûle, elles ne s’inquiéteraient pas. Il s’agissait, après tout, d’une vieille femme, et on ne pouvait lui demander de tenir le vin comme une plus jeune.
Il monta dans la barque et rama silencieusement vers la rive opposée, frappé par le silence surnaturel des eaux et des sombres roseaux. Bard lui avait parlé – rapidement – du sort jeté sur la barque. Il trouvait le Lac déprimant et, une ou deux fois, il fut brièvement pris de vertige, avec la curieuse impression qu’il ramait dans la mauvaise direction, mais il regarda vers la rive, et, voyant l’île se détacher au-dessus de l’eau, il continua. Paul avait lu dans l’esprit de Bard la terreur qu’il avait ressentie. Même pour Carlina, Bard n’avait pas envie de la revivre, et encore moins de poser le pied sur un rivage où, disait-on, tout homme qui abordait devait mourir. Il était de plus en plus oppressé, avec un pressentiment croissant de catastrophe, mais il était prévenu et il ne s’en effraya pas outre mesure. S’il était né sur ce monde, vulnérable à leurs sorts et à leurs illusions, il eût sans doute été paralysé de terreur. Étant donné ce qu’il avait lu dans les esprits de Bard et de Melisendra, il se félicita d’y être insensible.
La barque talonna le fond en touchant la rive où, lui avait-on dit, aucun homme n’avait posé le pied depuis des temps immémoriaux. Il n’était pas impressionné – que signifiaient pour lui leurs tabous religieux ? Lui-même avait toujours considéré les religions comme des inventions des prêtres pour dominer les foules et vivre eux-mêmes dans l’oisiveté. Mais une tradition immémoriale finit par accumuler une grande force, et Paul n’était pas pressé de l’affronter.
De la plage partait un chemin qui montait en pente douce, bordé d’arbustes clairsemés. Paul le longea, restant dans l’ombre des arbustes, et se cacha derrière la courbe d’une bâtisse en voyant deux femmes s’y engager. Elles étaient en longues robes noires, avec une petite faucille suspendue à la ceinture. Elles lui parurent redoutables, sans rien de féminin, avec leurs visages émaciés aux mentons volontaires, leurs grandes mains rudes et leurs vêtements flous dissimulant leurs formes. Elles l’effrayèrent. Il n’avait aucun désir d’être vu, ni de voir plus qu’il n’était nécessaire. Il se rappela machinalement que la mort avait toujours puni quiconque avait épié les mystères féminins, et que, pour cette raison, toutes les sociétés raisonnables les avaient toujours proscrits.
— J’avais cru entendre la barque, dit l’une.
— Oh, non, Sœur Cassilda. Regardez, elle est sur l’autre rive.
Paul se félicita d’avoir renvoyé la barque du côté de la passeuse. La deuxième était une matrone corpulente à double menton, et il se demanda ce qu’elle faisait là – pour lui, elle aurait dû être ailleurs, en train de régenter filles et brus et d’inculquer la peur des dieux à ses petits-enfants. Il arrivait à s’imaginer des prêtresses vierges sous la forme de jeunes filles émaciées et éthérées, mais des grand-mères bedonnantes ? Curieusement, cela lui donna le vertige.
— Mais où est Gwennifer ? demanda la maigre Cassilda, tendant la main vers le pieu où était enroulée l’amarre de la barque.
Du manche de sa faucille, elle frappa vigoureusement la clochette, qui n’éveilla aucun bruit ni aucun mouvement sur la rive opposée.
— Ça ne lui ressemble pas de dormir à son poste. Je me demande si elle n’est pas malade ?
— Plus vraisemblablement, elle a dû boire d’un coup sa ration de vin de deux jours, ricana une troisième qui n’avait pas encore parlé, et elle est ivre morte !
— S’il s’agit de ça ; ce n’est pas un crime capital, dit la première. Quand même, j’aimerais rappeler la barque et aller voir ; elle est peut-être malade, ou elle a pu tomber et se casser une jambe comme ça arrive souvent aux vieilles femmes. Elle resterait sans soins jusqu’à l’arrivée des prochaines pérégrines !
— Dans ce cas, je ne me le pardonnerais jamais, acquiesça l’autre.
Ensemble, elles tirèrent sur le câble pour haler la barque de leur côté, y montèrent et se mirent à ramer. Paul monta la pente à pas de loup, se félicitant de ne pas avoir brutalisé la vieille passeuse. Elles la trouveraient ivre morte, mais ne décèleraient aucune trace de violences ni d’intrusion étrangère. En fait, il n’avait rien fait à la vieille – il avait simplement provoqué en elle une ivresse agréable, et, à ce que disaient les prêtresses, ce ne devait pas être la première fois qu’on la trouvait ivre et endormie à son poste.
Il frissonna rétrospectivement : s’il avait suivi son premier mouvement et assommé puis attaché la passeuse avant de monter dans la barque, l’alarme serait donnée maintenant.
Il s’était assuré qu’aucune de ces trois femmes n’était celle qu’il cherchait. Bard lui avait montré un portrait de Carlina, l’avertissant qu’il était très embelli, et, de plus, peint sept ans plus tôt. Mais il était certain de reconnaître Carlina quand il la verrait. Et à cette certitude se mêlait une certaine appréhension. Lui et Bard avaient tendance à désirer les mêmes femmes. Mais Bard avait été clair : il ne devait pas toucher celle-là. Il lisait suffisamment dans l’esprit de Bard pour savoir que Carlina pouvait, du moins pendant un certain temps, chasser de lui la pensée de toute autre femme. C’était quelque chose que Paul n’avait jamais senti chez Bard jusque-là ; il était obsédé par Carlina, pas tant par la femme physique que par l’idée qu’il s’en faisait.
Dieu tout-puissant, et si elle a le même effet sur moi et que je ne peux lui résister ?
Eh bien, cela voudrait dire tout simplement que l’inévitable confrontation avec Bard surviendrait un peu plus tôt, voilà tout.
S’il pouvait faire croire à la fille qu’il était Bard – cela faciliterait-il les choses ? Ou bien le craignait-elle et le haïssait-elle comme Melisendra en était venue à le craindre et le haïr ? À entendre Bard, ils étaient amoureux dans leur enfance, avaient été fiancés, puis séparés par la cruauté du vieux roi. Mais si elle était si pressée de le retrouver, que faisait-elle, cachée au milieu des prêtresses d’Avarra ?
Il pouvait se faire passer pour Bard, sauf auprès de quelqu’un comme Melisendra, qui connaissait le comportement de Bard jusque dans ses moindres nuances. Mais Carlina ne le connaissait pas charnellement. Paul savait par l’esprit de son double que leurs contacts les plus intimes s’étaient limités à deux chastes baisers – devant lesquels la fille avait reculé. S’il parvenait à se faire passer pour Bard, l’original pourrait être discrètement éliminé, et il aurait à la fois la liberté et un royaume…
Mais il ne posséderait pas la seule personne qui l’attachait à ce monde. S’il trompait Melisendra, elle n’aurait aucune raison de ne pas révéler l’imposture. Et, d’ailleurs, il devait ressembler à Bard plus qu’il ne le croyait. Gouverner un royaume lui semblait ennuyeux. Contrairement à Bard, il n’aimait pas la guerre pour elle-même, quoiqu’il semblât partager ses dons militaires. Pour Paul, la guerre était simplement le prélude nécessaire à l’état de paix dans lequel tout s’ordonnait, et il s’ennuierait mortellement à gouverner un royaume bien paisible. Alors, que voulait-il ? Assez curieusement, il n’y avait jamais pensé, et Bard non plus ne s’était jamais soucié de lui poser la question, certain que Paul, étant son double, partageait tous ses objectifs.
Eh bien, pensa-t-il, si j’étais libre, j’emmènerais Melisendra avec moi et je partirais en exploration quelque part. Il y a des tas de choses à voir sur cette planète. Un jour peut-être, je m’assagirai et j’aurai des enfants que j’élèverai. Des chevaux ; j’aime les chevaux. Un endroit où ma vie aurait un sens et où je ne me mettrais plus dans les situations qui m’ont conduit au caisson de stase. Un monde où je ne me heurterais plus constamment à des règles et règlements impossibles.
Dommage, vraiment, que ça ne puisse pas finir ainsi. Bard pouvait garder son maudit royaume. Et même tous les cent si ça lui faisait plaisir. Peut-être parviendrait-il à convaincre Bard de sa sincérité – bon sang, ça devrait être possible, puisqu’ils lisaient mutuellement dans l’esprit l’un de l’autre ; il faudrait que Bard le croie ! Et s’il avait Carlina, il ne voudrait plus de Melisendra. Erlend, peut-être, mais pas Melisendra.
Bard, cependant, ne se sentirait jamais en sécurité tant que Paul vivrait. Peut-être devrait-il se faire immédiatement une alliée de Carlina ; il n’avait jamais pensé s’abaisser jusqu’à rechercher l’amitié d’une femme ! Les femmes étaient faites pour une chose, et une seule. Mais ses rapports avec Melisendra démentaient cette idée. D’une certaine façon, il était devenu son ami.
Un craquement de branches et un bruit de pas lui rappelèrent le danger, et il se glissa dans l’ombre des arbustes. Trois femmes descendaient le sentier, et Paul, risquant prudemment un coup d’œil, vit que l’une d’elles était Carlina.
Elle était pâle et mince, et si petite qu’elle devait à peine lui arriver à la poitrine. Ses cheveux tirés en arrière étaient tressés en une longue natte. Elle avançait de la même démarche calme et détachée que les autres, avec une certaine gaucherie que lui donnait sa robe informe. De sa cachette, Paul la contempla, atterré. Ça – c’était la Princesse Carlina, la femme qui obsédait Bard au point qu’il ne pouvait penser à aucune autre ? Et pour cela il renonçait à la beauté épanouie de Melisendra, qui était, de surcroît, la mère de son fils ? Melisendra était non seulement belle, mais spirituelle, intelligente, leronis entraînée, et douée de toutes les grâces propres à en faire l’ornement d’une cour et même une reine ou, à tout le moins, l’épouse d’un général ; et elle assistait Bard à la guerre. Paul pensait jusque-là bien connaître Bard, mais la vue de Carlina l’ébranla jusqu’aux moelles, car il réalisa que leurs différences étaient plus profondes qu’il ne l’avait imaginé.
Mais Bard ne la désirait pas, pensa Paul, regardant Carlina s’éloigner. C’était impossible. Il savait ce que désirait Bard. Il avait désiré Melisendra jusqu’au moment où elle avait blessé son orgueil de façon intolérable. Il désirait la pulpeuse petite servante qu’ils avaient partagée après la bataille. Désirer Carlina ? Jamais.
Il était obsédé par Carlina, et c’était différent. Comme si Bard le lui avait confié, il savait qu’il désirait en elle non pas la femme, mais la fille du roi, et l’idée rassurante qu’il serait le gendre légitime du roi, et non plus un proscrit exilé essayant désespérément de recouvrer une identité et un rang dans la société.
Raison de plus pour faire de Carlina mon alliée, pensa Paul… Pourtant, je ne pourrais jamais renoncer à Melisendra pour elle. Folie ! Melisendra ferait même une meilleure reine. Et pourtant, si Bard a Carlina, il ne me contestera pas Melisendra… Il faut donc remettre Carlina entre les mains de Bard aussi vite que possible. Et il y a au moins un point qui ne doit plus m’inquiéter : je n’aurai aucune peine à ne pas la toucher. Je ne la voudrais dans mon lit pour rien au monde, fût-elle trente fois reine.
Un mariage dynastique avec Carlina donnerait à Bard – ou à Paul à sa place – des droits légitimes sur le trône si le maladif Alaric mourait sans enfants – ce qui semblait probable. Eh bien, alors, le trône et Carlina pour Bard. Et, pour Paul – la liberté et Melisendra ! Bard ne se sentirait jamais en sécurité tant qu’il vivrait – mais il pourrait s’arranger pour s’enfuir, de préférence le plus tôt possible, et peut-être Bard serait-il trop occupé à assurer son trône pour les faire poursuivre. Mais, tout d’abord, Bard devait obtenir Carlina.
Les prêtresses s’étaient éloignées, et Paul les suivit discrètement, restant dans l’ombre des arbustes. L’une après l’autre, elles entrèrent dans les maisonnettes qui bordaient le sentier. Carlina entra dans une troisième et, au bout d’un moment, il vit la lueur tremblotante d’une lampe. Paul s’arrêta pour réfléchir. Non qu’il eût vraiment peur des femmes. Mais elles étaient nombreuses et possédaient ces méchantes petites faucilles.
Carlina ne devait pas avoir le temps de crier. Pas même mentalement. Il y avait d’autres télépathes sur l’île, sans aucun doute. Ce qui signifiait – se dit-il froidement – qu’il devait l’assommer et la rendre inconsciente d’un seul coup, avant qu’elle le voie ou qu’elle s’alarme à la vue d’un intrus. Et il devait être loin de l’île avant de lui montrer son visage.
Il se glissa sans bruit par la porte. Debout, elle mouchait la mèche de sa lampe en fredonnant. Puis elle ôta sa cape, la suspendit à un crochet, et leva les bras pour défaire sa natte. Il ne voulait pas attendre qu’elle se déshabille ; par ce froid, il ne pouvait l’emmener loin sans vêtements, et savait qu’il ne pourrait la rhabiller une fois qu’elle se trouverait sans connaissance. Sortant de l’ombre, il l’assomma d’un seul coup par-derrière, et la regarda s’écrouler sur le sol, sans un cri. Malgré son peu de laran, il fut choqué du silence qui s’établit soudain, du néant total qui avait pris la place de cette présence humaine. Soudain effrayé, il se pencha pour vérifier si elle respirait encore. Elle respirait. Il enveloppa son corps dans la cape noire, dont il ramena un pan sur son nez et sa bouche. Elle pouvait respirer, mais l’étoffe étoufferait ses cris éventuels ; pourtant, si elle se réveillait et paniquait, l’alarme serait donnée et la chasse commencerait immédiatement. Il l’emporta dans ses bras, refermant la porte d’un coup de pied. Maintenant, venait l’épisode le plus dangereux de cette tentative d’enlèvement. Si quelqu’un le voyait, il ne quitterait sûrement pas l’île vivant. Il courut jusqu’à la rive et hala la barque. Une demi-heure plus tard, il s’éloignait du Lac du Silence, Carlina solidement ligotée sur le dos de sa bête de bât. Il l’avait installée aussi confortablement qu’il l’avait pu, mais il voulait mettre au plus vite, entre lui et l’Ile du Silence, une distance aussi grande que possible. Avec un peu de chance, on ne découvrirait son absence qu’au matin ; et il n’avait vu aucun cheval de selle sur l’île. Mais, tôt ou tard, elle reprendrait connaissance, et lancerait une alarme télépathique quelconque. D’ici là, il voulait être assez loin pour que ce fût sans conséquence.
Elle semblait toujours inconsciente quand il rejoignit son escorte dans la montagne. Ses hommes l’attendaient, tous les chevaux sellés, avec une litière toute prête pour Carlina. Il leur fit signe.
— Montez, et tenez-vous prêts à partir. Avez-vous un cheval frais pour moi ? Prévoyez aussi des chevaux supplémentaires pour la litière, afin que nous n’ayons à nous arrêter nulle part pour prendre des chevaux de poste.
Il sauta de cheval, souleva le corps inconscient de Carlina qu’il porta dans la litière, puis en referma les rideaux.
— En avant !
— Le soleil se levait quand ils s’arrêtèrent pour laisser souffler les chevaux. Paul mit pied à terre, mangea un morceau à la hâte – pas le temps de faire de la cuisine – puis alla ouvrir les rideaux de la litière.
Carlina avait repris connaissance. Elle s’était débarrassée de son bâillon. Couchée sur le flanc, elle faisait des efforts désespérés pour défaire les liens qui enserraient ses poignets.
— Ils te font mal, ma chérie ? Je vais les desserrer si tu veux, dit Paul.
Au son de sa voix, elle eut un mouvement de recul.
— Bard, dit-elle. J’aurais dû savoir que c’était toi. Qui d’autre serait assez impie pour braver la colère d’Avarra ?
— Je ne crains aucune déesse, dit-il avec sincérité.
— Je le crois sans peine, Bard mac Fianna. Mais tu ne l’auras pas bravée impunément.
— Quant à cela, je n’ai pas l’intention d’en discuter, dit Paul. Ta déesse, si elle existe, n’est pas intervenue pour te protéger. Et je ne crois pas qu’elle te protégera davantage maintenant. Si cela te réconforte de penser qu’elle me punira, à ton aise. Je venais simplement te dire que, si ces liens t’importunent, je peux te les enlever ; tu n’as qu’à me donner ta parole d’honneur de ne pas tenter de t’échapper.
Elle lui lança un regard d’implacable défi.
— Je m’échapperai certainement si je le peux.
Maudite femme, pensa Paul, exaspéré. Elle ne sait donc pas reconnaître sa défaite ? Avec un sentiment étrange qu’il ne reconnut pas pour du remords, il réalisa qu’il n’avait pas envie de lui faire mal, ni même de resserrer ses liens. Avec un juron, il referma les rideaux et s’éloigna.